Analyse – Contre toute attente, l’Inspection Générale d’Etat (IGE), a été dissoute par un décret présidentiel en octobre 2022, semble-t-il, en application des résolutions du Dialogue national inclusif et souverain. Alors que lors des assises du dialogue, aucun débat sérieux n’est mené de manière technique sur la dissolution ou non de cette entité autonome de contrôle des finances publiques. Aucune étude, aucun rapport sur les avantages publics ou inconvénient de l’existence de cette institution, n’a été présenté au dialogue. L’IGE n’a aucunement fait l’objet d’une thématique analysée en profondeur par un comité lors des assises (les archives audiovisuelles des débats peuvent le prouver).
Cependant, les réactions de quelques participants sur l’Inspection Générale d’Etat dans la salle pendant les débats, sont à plus 70% en faveur de son maintien et de son réaménagement pour l’adapter aux nouveaux défis. Même si les commentaires étaient négatifs, ce qui n’est évidemment pas le cas, ils ne peuvent constituer automatiquement une résolution à la hauteur de la dissolution d’une institution de première importance. La décision de la suppression d’une entité de contrôle ne peut se faire sur une base de suggestions ou de recommandations verbales. Qu’est ce qui garantit que ces suggestions n’émanent pas des victimes de contrôles ou des lobbies des délinquants financiers à qui la suppression de l’IGE pourrait profiter ?
La réconciliation nationale n’exclue pas les contrôles de finances publiques
Les hautes autorités de la République, ont été dupées de manière flagrante par les politiciens véreux qui leur ont fait comprendre que l’Inspection Générale d’Etat est un problème pour la réconciliation nationale. Au lieu que cette crainte de ces politiciens vis-à-vis de l’Inspection soit considérée comme positive et motive plutôt son maintien et sa restructuration pour préserver les finances publiques des vautours financiers sans état d’âme, le contraire s’est produit au grand bonheur des lobbies qui veulent se libérer de tout contrôle extérieur. Si l’IGE dérange les esprits malveillants, c’est cela sa mission et grâce à elle, les fonctionnaires peuvent avoir un minimum de crainte dans l’exécution des finances publiques.
Les raisons budgétaires avancées passionnément par certains participants au Dialogue national inclusif et souverain pour demander la dissolution de l’IGE ne sont pas aussi fondées. L’assistance des assises n’a même pas besoin de solliciter un débat technique de fond pour comprendre, car les faits et les statistiques peuvent facilement démontrer le contraire. Pour expliquer terre à terre. Le budget annuel de l’Inspection Générale d’Etat, est autour 500 millions et l’institution est composée de 15 inspecteurs, 15 contrôleurs et 7 membres du cabinet qui sont tous des fonctionnaires de l’Etat dont les salaires sont payés par le trésor public. Le personnel ne coûte, donc, pratiquement rien à l’institution en dehors des primes de missions.
Par contre, dans ses missions de contrôles des comptes publics et de vérification des conventions qui engagent les finances de l’Etat, l’IGE a fait entrer des recettes propres au trésor public. De 2016, année de son entrée en vigueur et 2022, année de sa dissolution, elle a fait un recouvrement de plus de 400 milliards de FCFA au profit du trésor public. Des fonds extrabudgétaires qui sont deux fois plus importants que l’aide public au développement, ont permis d’honorer les dépenses courantes de l’Etat. Comment les détracteurs de cette institution sont arrivés à la conclusion que cette entité avec un budget de 500 millions et qui recouvre de centaines de milliards de FCFA par an, est budgétivore ?
Le DNIS a sollicité la restructuration et non la dissolution de l’IGE
Loin de l’idée que le Dialogue national inclusif et souverain, a recommandé la dissolution de l’Inspection Générale d’Etat que certains lobbies véhiculent et qu’ils ont réussi à faire avaler aux plus hautes autorités de la République, le DNIS a plutôt demandé le réaménagement de l’IGE. La plupart des participants ont suggéré que les nominations au sein de cette institution respectent les textes et que les décrétés soient véritablement des personnes irréprochables et de bonne moralité avec des profils adaptés à la mission de contrôle. Ils ont également insisté sur l’indépendance de l’institution et de son personnel pour mener à bien les contrôles des finances publiques et inquiéter les délinquants financiers. Le DNIS a aussi recommandé que l’aspect moralisation, sensibilisation et formation relative à la gestion saine des finances publiques soit renforcé au sein de l’IGE.
Comme toute institution dirigée par les hommes, l’Inspection Générale d’Etat a aussi, certes, des difficultés qui entravent l’accomplissement optimal de ses missions d’assainissement. Mais ces défis peuvent être relevés par une bonne volonté politique et le respect des textes portant son fonctionnement. Si les autorités sont amenées, de fois, à faire des choix politiques dans les nominations à la tête de cette institution sensible et décisive, il a été fortement recommandé que les professionnels qui doivent diriger et servir au sein de l’IGE aient des profils requis.
Nous avons été tous témoins des résultats du passage de certains professionnels expérimentés, dévoués et moralement irréprochables à la tête de cette entité de contrôle et qui ont travaillé véritablement pour l’intérêt général. Pour ne pas citer des noms, nous pouvons évoquer quelques exemples des prouesses de contrôles qui ont marqué l’opinion nationale. En 2018, suite à un contrôle sur les redevances fiscales relatives à la convention qui lie l’Etat tchadien à la multinationale ESSO, l’IGE a recouvert plus de 120 milliards de FCFA au profit du trésor public. En 2020, une tentative de corruption d’une société chinoise qui a versé près d’un milliard de FCFA à un inspecteur pour échapper au contrôle a été révélée par l’IGE en face du monde. Une procédure qui a permis des poursuites judiciaires qui ont abouti à la conciliation et a permis de recouvrir plusieurs milliards au profit du trésor. Quand on nomme les hommes qu’il faut à la place qu’il faut, les résultats sont toujours au rendez-vous.
A qui profite la dissolution de l’IGE ?
L’un des grands paradoxes de la dissolution de l’Inspection Générale d’Etat qui suscite inquiétude et interrogation au sein de l’opinion nationale est le fait que les prérogatives de l’IGE sont transférées à l’Inspection Générale de Finance, une entité sous tutelle du ministère des Finances, du Budget et des Comptes publics. Techniquement, cela signifie que ce ministère à l’occasion de s’autocontrôler avec des inspecteurs et des contrôleurs nommés par le ministre des Finances à qui ils rendent compte. Un conflit d’intérêt d’autant plus flagrant qui ridiculise nos institutions. Comment ces agents peuvent-ils contrôler le ministre et son cabinet, qui sont leurs supérieurs hiérarchiques à qui ils rendent compte des conclusions de leurs enquêtes ?
Le ministère des Finances qui gère les comptes publics se trouve être exécutant et auditeur ou encore juge et partie. Qui va contrôler les grandes décisions du ministère qui ont des effets financiers colossaux en termes de dettes publiques au trésor public ? Par exemple, l’exécution de la convention signée entre le ministre des Finances et le cabinet Rothschild & Co pour assistance technique de mobilisation des fonds, en d’autres termes pour contracter des dettes étrangères, coûte environ 75.000 Euros (environ 50.000.000 FCFA) par mois à l’Etat tchadien. Et en cas de la réussite d’une opération de contraction de crédits, le cabinet touche jusqu’à 1% du montant total. Ce genre de convention n’aura aucune chance d’être auditée par une entité indépendante parce que le Ministre lui-même va désormais s’autocontrôler.
C’est donc, pour arriver à ce genre de situation où les finances publiques sont débarrassées de tous contrôles extérieurs que les lobbies des délinquants financiers sont parvenus à manipuler et à induire en erreurs les plus hautes autorités, en premier lieu, le Président de Transition. Tout le monde, sauf la Présidence de la République, sait que la mission de l’Inspection Générale de Finance du Ministère des finances est réduite à un rôle protocolaire qui consiste à installer les fonctionnaires du Ministère à leurs nouveaux postes. Cette entité n’a ni en théorie, ni en pratique, la possibilité de contrôler les comptes publics, les contrats des marchés publics, les conventions de finances et la gestion de l’aide publique au développement. Un club des amis du Ministère des finances qui s’échangent des postes : les contrôleurs peuvent à tout moment prendre la place de contrôles et vice-versa selon le bon vouloir du Ministre. Donner de telles prérogatives à l’Inspection Générale de finances du Ministère de finances, c’est méconnaitre son rôle.
Pourquoi la cour des comptes ne peut se substituer à l’IGE ?
La cour des comptes est une juridiction qui est censée juger les comptes des comptables publics. Elle n’ouvre une enquête que lorsqu’elle est saisie ou qu’elle s’autosaisie sur un cas de mauvaise gestion financière, de détournements, de corruption… qui a déjà eu lieu. Alors que l’Inspection Générale d’Etat est l’outil qui permet de prévenir et d’assister la justice à trancher sur ces genres de cas. Elle donne des avis sur des dossiers engageant les finances publiques et évalue les portés des conventions relatives aux finances.
L’inspection peut être à la fois un outil de prévention et de répression des crimes économiques et financiers. Elle a la prérogative de mener des activités de communication et de sensibilisation pour la moralisation des agents de l’Etat. Elle veille non seulement sur l’exécution des conventions établies entre l’Etat tchadien et ses partenaires mais aussi donne son avis technique en amont pendant les négociations. L’inspection prévient les cas de conflit d’intérêt, la déperdition des recettes publiques et veille à l’utilisation rationnelle des moyens humains et financiers de l’Etat.
Par exemple, l’IGE veille au respect des procédures administratives et juridiques d’autorisation d’emploi des travailleurs étrangers au Tchad pour s’assurer que les quotas d’emplois réservés aux nationaux soient respectés. La cour des comptes n’a pas une telle prérogative d’agir en amont des faits. Pour que la cour des comptes agit efficacement, il faut une institution indépendante comme l’Inspection Générale d’Etat qui traque les cas présumés de corruption et de malversation financière, qui réunit des preuves et le mette à la disposition de la cour pour engager des poursuites judiciaires afin de situer les responsabilités.
La crédibilité du Tchad est en jeu auprès des partenaires
Un pays sans une entité de contrôle indépendante des finances publiques ne peut prétendre offrir une garantie suffisante de la gestion des dons et de l’aide publique au développement. Dans ce cas précis en ce moment au Tchad où les exécutants des comptes publics se trouvent être en même tant les auditeurs de ces mêmes comptes renvoient une mauvaise image aux partenaires financiers, aux opérateurs économiques et aux investisseurs étrangers. Personne ne peut accepter qu’une institution publique soit en même tant juge et partie dans un deal financier qui engage l’Etat.
La dissolution de l’IGE est une décision politique qui finira par rattraper et porter un coup dur au Tchad dans le monde financier. Elle va s’inviter dans les discussions pour la restructuration des dettes extérieures du pays et servira d’un motif suffisant pour priver le Tchad de l’allègement des créances. Dans la plupart des dons qui servent à financer des programmes socio-économiques du pays, les partenaires exigent des garanties de bonne gestion des fonds alloués. Les lobbies qui ont réussi à faire supprimer l’Inspection Générale d’Etat ne se soucie pas de l’image du Tchad quitte à le considérer comme un pays délinquant.
Il n’est pas tard de revoir cette décision de dissolution de l’IGE pour répondre à une impérative nationale. Le contrôle des finances publiques n’affecte absolument pas la réconciliation nationale, au contraire, il participe au renforcement de la bonne gouvernance tant demandée par les tchadiens au dialogue national inclusif et souverain. Si la suppression de l’IGE s’inscrit dans le sens d’effacer toute trace des dépenses opaques du dialogue, de toute façon, les dossiers DNIS surgiront devant la prochaine Assemblée nationale qui sera mise sur pied et les concernés rendront inévitablement compte au peuple et à la justice. Ça serait intelligent de laisser fonctionner l’Inspection que de le supprimer pour couvrir quelques individus que l’histoire et la justice n’épargnera pas, de toute façon.
Que la raison se fasse entendre.
Mahamat RAMADANE